Brevets logiciels

Michel Rocard ferraille contre le brevet logiciel

, par denis

Le député européen s’est fortement impliqué dans ce débat juridique très technique. Il dénonce les pressions que les grands groupes informatiques exercent sur la Commission. Une directive trop laxiste pourrait stériliser la création de programmes en Europe et entraver la circulation des idées.

La conférence des présidents de groupe du Parlement européen devait transmettre officiellement à la Commission, jeudi 17 février, une demande de réouverture du débat en première lecture d’un projet de directive très controversé sur la brevetabilité des logiciels.

L’ancien premier ministre Michel Rocard, député européen et rapporteur à la commission des affaires juridiques du Parlement, est à l’origine de cette initiative. Il explique les enjeux "immenses" liés à la brevetabilité des "inventions mises en œuvre par ordinateur" et raconte trois ans de luttes dans les instances de l’Union européenne.

Pourquoi la directive européenne sur la brevetabilité des logiciels - ou des "inventions mises en œuvre par ordinateur" - est-elle, depuis si longtemps, l’objet d’autant de polémiques ?

Il y a autant de polémiques parce que les intérêts en jeu sont immenses. Je n’ai aucun moyen de vérifier ces chiffres, mais on nous dit que, sur le continent européen, l’enjeu - selon que la brevetabilité est généralisée à tous les logiciels ou qu’elle est restreinte - se situerait entre 35 et 40 milliards de dollars par an de redevances.

Qu’une idée ne soit pas brevetable n’est contesté par personne. Qu’il s’agisse d’une suite de mots, d’un accord de musique ou d’un algorithme. Einstein est crédité d’avoir dit : "Une formule mathématique n’est pas brevetable." Or qu’est-ce qu’un logiciel ? C’est un ensemble de formules mathématiques corrélées qui guide le fonctionnement d’un ordinateur. Il n’est donc pas brevetable en tant que tel.

Pourtant, l’objectif de la Commission européenne est bien de le rendre brevetable.

L’article 52 de la Convention européenne sur les brevets de 1972 dit en substance que les logiciels ne sont pas brevetables. Pourtant, l’Office européen des brevets (OEB), rémunéré grâce aux redevances, en a accordé une trentaine de milliers sur des logiciels depuis moins d’une dizaine d’années.

Aux Etats-Unis, il existe des lois générales sur le brevet, mais rien de spécifique aux inventions mises en œuvre par ordinateur. Il existerait aujourd’hui quelque 200 000 brevets américains sur des logiciels. Une demi-douzaine de plaintes ont été déposées devant la Cour suprême pour viol de la Constitution pour entrave à la liberté de circulation des idées - ce qui est pénalement terrifiant. La Cour suprême n’a pas encore rendu d’arrêt et la rumeur veut qu’elle attende la jurisprudence européenne.

Aujourd’hui, comment la jurisprudence définit-elle les limites de la brevetabilité ?

Ce qui est brevetable, c’est ce qui a un caractère technique. Mais qu’est-ce qui justifie le caractère technique ? Et la réponse jurisprudientielle généralement reçue, c’est "l’emploi de moyens techniques" Nous sommes dans une absolue tautologie. Or les tribunaux considèrent "technique" ce qui est compliqué. Du coup, il n’y a plus de limites.

Un logiciel qui sert de cas d’école, c’est celui qui pilote le freinage ABS. Il est évident que la mise au point de ce logiciel exige un aller-retour entre les formules mathématiques et l’expérience... Et que cela a exigé de l’énergie, de l’outillage, etc. A l’évidence, la brevetabilité est nécessaire pour en permettre la rémunération. En revanche, dans le cas de ces logiciels qui servent à guider la main du chirurgien dans certaines interventions, il est clair qu’ils ne relèvent que d’un traitement logique de gestion des obstacles et que le coût de production d’un tel logiciel est nul.

Où en sont les débats sur ce sujet dans les instances de l’Union européenne ?

La démarche initiale de la Commission, début 2002, visait à "mettre de l’ordre dans un champ légal chaotique". Cependant, le texte ne contenait aucune disposition juridique pour établir la ligne rouge entre le brevetable et le non-brevetable. Le Parlement s’est saisi de ce texte en première lecture. Nous avons proposé des amendements visant à ne laisser breveter que les logiciels dont la mise au point implique l’usage des "forces de la nature". Sans cela, pas de brevetabilité. Ce concept définit un champ restreint qui devrait permettre de breveter de 15 % à 20 % des logiciels aujourd’hui produits. Le vote du Parlement, le 24 septembre 2003, a adopté ces amendements par 361 voix pour, 157 contre et 28 abstentions. Cela a mis la Commission en fureur et a déclenché une tornade de courriels émanant d’une quinzaine de grands groupes dont Microsoft est le chef de file.

Des entreprises américaines auraient exercé des pressions ?

Pas seulement américaines ! Nokia et Alcatel, par exemple, sont largement impliquées. Elles ont réussi à convaincre la Commission de reprendre le problème et de relancer l’offensive. Nous avions d’ailleurs appris au passage que, pour mettre au point le premier projet de directive, la Commission européenne s’était attaché les travaux d’experts extérieurs parce que c’était un problème assez nouveau pour elle. Or plusieurs de ces experts extérieurs venaient de Microsoft et d’autres firmes informatiques. Il n’y a pas de fumée sans feu. Tout cela ne pas fait très joli dans le tableau...

Nous n’avons jamais pu parler un langage commun avec les représentants des grands groupes que nous avons rencontrés - et notamment ceux de Microsoft. Leur parler de libre circulation des idées, de liberté d’accès au savoir, c’est leur parler chinois. Dans leur système de pensée, tout ce qui est ôté au champ du profit immédiat cesse d’être un moteur pour la croissance. Ils ne semblent pas pouvoir comprendre qu’une invention qui n’est qu’un pur produit de l’esprit ne peut être brevetable. C’est tout simplement terrifiant. Beaucoup d’entre nous, au Parlement, conviennent que jamais ils n’ont eu à subir une telle pression et une telle violence verbale au cours de leur travail parlementaire. C’est une énorme affaire.

Quel a été le résultat de ces pressions ?

Le 18 mai 2004, la Commission saisit le conseil des ministres d’un nouveau texte porteur d’une conception encore plus extensive de la brevetabilité que le premier. La contre-offensive est d’une brutalité inouïe. Le conseil des ministres de l’industrie a délibéré très vite, en à peine une heure trente. Et ne fait aucune référence aux amendements votés en 2003.

Du coup, ce nouveau projet, durci, est adopté dans le principe. Pour l’adopter formellement, en droit, il y a une procédure expéditive qui est l’"inscription en point A" à un conseil des ministres. Dans ce cas, le conseil se prononce sans discussion. Les présidences irlandaise et néerlandaise nous ont fait trois fois le coup du point A, dont deux fois lors du conseil des ministres de l’agriculture, consacré à la pêche ! C’est simplement scandaleux. A chaque fois l’adoption formelle du texte a été évitée de justesse, grâce aux interventions de la Pologne.

Quant à la France, elle se tait. Jacques Chirac s’était prononcé contre la brevetabilité extensive des logiciels pendant la campagne présidentielle. Mais le ministre de l’industrie, Patrick Devedjian, présent au conseil des ministres du 18 mai 2004, ne s’est pas élevé contre le texte. Le 2 février, la commission des affaires juridiques du Parlement a été auditionnée par le nouveau commissaire en charge du dossier, Charlie McCreevy. Nous avons demandé à la présidence du Parlement de requérir un nouveau débat sur le texte pour que nous puissions établir une nouvelle version en première lecture.

Nous en sommes là.

Propos recueillis par Michel Alberganti et Stéphane Foucart

Le sort de Navision suspendu à la directive

En novembre 2004, au cours d’une rencontre avec le premier ministre danois Anders Fogh Rasmussen - ainsi qu’avec Bendt Bendtsen et Helge Sander, respectivement ministres de l’économie et de la recherche -, Bill Gates, le fondateur de Microsoft, aurait menacé de faire cesser l’activité de l’éditeur Navision au Danemark si la directive européenne sur la brevetabilité n’était pas adoptée. L’information est rapportée par le quotidien financier Borsen, dans son édition du mardi 15 février. Navision, racheté en 2002 par le géant américain du logiciel, emploie 800 développeurs dans le royaume. Son activité pourrait être déménagée aux Etats-Unis, où les droits de propriété issus de ses créations seraient alors protégés par le brevet et non par le seul droit d’auteur.

Voir en ligne : Le Monde

P.-S.

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 18.02.05

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