Juin 1999. Shawn Fanning met à disposition sur l’Internet ce qui deviendra le cauchemar de l’industrie du disque : Napster. Le service mis au point par cet étudiant californien de 18 ans s’appuie sur une avancée technologique du milieu des années 90, le format MP3, qui permet de stocker une chanson dans une taille inférieure au fichier original et de l’expédier par e-mail en un temps relativement court. Fanning ajoute la puissance du réseau à cette technologie. Avec Napster, tous les internautes peuvent partager les fichiers MP3 présents sur leur disque dur ; c’est l’émergence du « pair-à-pair » (peer-to-peer, ou P2P). Le succès est fulgurant. En quelques mois, plusieurs millions de personnes prennent l’habitude de puiser dans ce juke-box universel. L’abondance de ce catalogue sans frontière dévalue le modèle centenaire des oeuvres diffusées sur des supports physiques, avec ses magasins à l’offre forcément limitée et ses fonds de catalogue non-exploités.
Les majors du disque réagissent très vite contre le trublion, et la Recording Industry Association of America (RIAA), le syndicat professionnel américain des majors, porte plainte pour « violation massive des droits d’auteur ». Le soutien de quelques artistes, comme ceux du groupe Offspring, n’y suffira pas, la RIAA l’emportera et, en juillet 2001, la justice ordonne l’arrêt du service.
Fin de la fête ? Au contraire. Les dizaines de millions d’orphelins de Napster se ruent sur les clones comme Kazaa, Gnutella ou eDonkey qui fleurissent pour le remplacer. Autant de services qui permettent d’échanger de la musique, mais désormais aussi des films, des logiciels, des images. Et surtout, les successeurs du logiciel de Fanning ont tiré les enseignements de la guérilla judiciaire précédente. Napster était une entreprise basée en Californie, qui hébergeait sur ses machines la liste de toutes les chansons proposées à l’échange par les internautes [1]. C’est ainsi que la justice américaine a considéré qu’elle pouvait savoir ce que ses utilisateurs faisaient, et devait donc les empêcher de copier illégalement de la musique. Kazaa et les autres, eux, sont totalement décentralisés : une fois le logiciel téléchargé, les internautes se débrouillent entre eux et aucune trace de leurs activités ne transite par les ordinateurs des firmes concernées. Ce principe leur sert de parapluie judiciaire. En décembre 2003, la Cour Suprême des Pays-Bas rejette la plainte de la Buma Stemra (l’équivalent local de la Sacem) contre Kazaa, car celui-ci ne peut maîtriser les usages des internautes. Au nom de la logique déjà suivie par la Cour Suprême américaine en 1984 pour refuser l’interdiction du magnétoscope, le juge Stephen Wilson aboutit aux mêmes conclusions et déboute en avril 2003 studios et de labels musicaux qui réclamaient l’interdiction de Groskter et Streamcast. Car selon lui, les usagers du P2P peuvent « les employer à la fois à des fins légales et illégales. Groskter et Streamcast ne sont pas significativement différents des entreprises qui vendent des magnétoscopes-enregistreurs ou des photocopieurs, ces deux produits pouvant être et étant de fait utilisés pour attenter au droit d’auteur [2]
» mais aussi pour distribuer des « bandes annonces de films, des chansons libres de droit et d’autres oeuvres non protégées par le droit d’auteur », comme celles « de Shakespeare ». Pour les industries culturelles, c’est l’échec. Les majors et les studios vont-ils mettre un terme à leur offensive et tenter de composer avec ces nouveaux moyens de distribution ? Non. En septembre 2003, la RIAA lance une série de procédures judiciaires contre des utilisateurs des différents services. Et l’Europe suit l’exemple à l’été 2004, avec une plusieurs dizaines de plaintes déposées par des studios et des maisons de disques. La guerre lancée par les industries culturelles contre le P2P devient un combat contre leurs propres clients.
Le veto sur les technologies de diffusion
Cette hargne déployée par les industries culturelles est une constante depuis l’apparition du droit d’auteur. Chaque nouvelle avancée technologique dans le domaine de la reproduction ou de la diffusion des oeuvres s’est accompagnée d’une bronca, avec une régularité qui laisse songeur.
Le milieu du XIXe vit notamment des querelles récurrentes entre titulaires de droits et fabricants des premiers appareils de reproduction et de diffusion de la musique, affrontements dont les débats actuels portent encore l’empreinte. L’une des plus populaires de ces machines, le Pianista Debain [3], un appareil à manivelle qui utilisait des planches cloutées pour actionner les touches d’un piano, s’est ainsi retrouvée dans le collimateur des ayants droit de Verdi, les frères Escudier. L’invention d’Alexandre-François Debain n’était pas la seule à fâcher les éditeurs et certains auteurs : devant le succès croissant des appareils jouant de la musique, de l’orgue de barbarie au piano automatique en passant par les boîtes à musique, une brochette de compositeurs -Berlioz, Gounod et Rossini, entre autres- ont publié un manifeste radicalement anti-reproduction : « Ce serait une grande erreur que de croire que plus une musique est populaire, plus elle enrichit l’éditeur et ajoute à la renommée du compositeur. Lorsqu’une musique est trop connue, on s’en fatigue, on cesse de l’exécuter, on ne l’achète plus.... Cette lassitude qui remplace l’empressement est surtout fatale lorsque le succès, au lieu de se maintenir dans la région du goût et parmi les classes plus élevées, descend et se vulgarise [4] ».Tout est dit : la reproduction mécanique, en facilitant la diffusion large et démocratique de la musique, la « vulgarise ». C’est au nom d’une vision élitiste et profondément réactionnaire de l’oeuvre que les artistes et éditeurs réclament alors un droit de contrôle sur les modes de diffusion et d’enregistrement. Ils ne veulent pas seulement toucher une juste rétribution sur leurs compositions, mais exigent aussi de pouvoir choisir par quels canaux elles atteignent le public.
Cette exigence n’a rien d’anodin. Étendre le droit exclusif de l’auteur jusqu’au choix du mode de diffusion ou du format de reproduction revient à lui donner un pouvoir de censure technologique, à lui confier la responsabilité d’orienter les modes de réception des oeuvres par le public. Était-ce l’intention originelle des défenseurs du droit d’auteur ? La justice du XIXe, en tout cas, a hésité avant de confier ce pouvoir très large de contrôle aux titulaires de droits. Les débats finiront même par aboutir à une loi instituant une libéralisation totale des instruments de reproductions mécaniques et sonores. Article unique de ce texte entré en vigueur en 1866 en France : « La fabrication et la vente des instruments servant à reproduire mécaniquement des airs de musique, qui sont du domaine privé, ne constituent pas le fait de contrefaçon musicale [5] ». C’est l’explosion des pianolas, mélographe-mélotropes, cartons, planchettes et autres cylindres. Jusqu’à l’apparition des premiers phonographes, capables de reproduire non seulement une mélodie, mais aussi la voix et les réelles sonorités du live. Cette innovation, qui rend soudain plus réelle la musique enregistrée, provoque un revirement et, dès 1905, un Bureau de perception des droits de reproduction mécanique devient le passage obligatoire pour toute personne désireuse de mettre un disque sur le marché. Désormais, il faudra demander l’autorisation (et payer, bien sûr) à ce Bureau avant d’envisager toute reproduction ou toute nouvelle technologie. Comme le fait remarquer le musicologue Peter Szendy, « dorénavant, nos écoutes phonographiques s’inscriront dans un dispositif juridique réglé, dont les marques, discrètes mais bien visibles, seront ces ‘timbres’ collés sur les disques et portant le cachet des ayants droit [6] ».
Une centaine d’années plus tard, nous en sommes toujours là. Tout nouveau canal de diffusion des oeuvres, tout nouvel appareillage de reproduction ou d’écoute doit recevoir l’aval des titulaires de droits. C’est à l’aune de cette conception étendue du droit d’auteur qu’il convient d’examiner les charges répétées des industries culturelles contre l’Internet. Le téléchargement ? « C’est du vol ordinaire, c’est la même chose que piquer un CD à la Fnac, sauf qu’en sortant du magasin, deux vigiles ne vous interpellent pas [7] », estime Pascal Nègre, patron la filiale française d’Universal Music. « Il faut savoir que télécharger un film, c’est comme voler un DVD dans un rayon de la Fnac [8] », déclare de son côté Nicolas Seydoux, patron de la Gaumont. La similitude de ces deux anathèmes est frappante. L’analogie avec la vulgaire rapine vise à culpabiliser, à provoquer une prise de conscience morale. Mais ce n’est pas tant le mot vol (abusif, par ailleurs, mais nous y reviendrons) qu’il faut relever, mais plutôt l’évocation d’un distributeur qui se proclame « agitateur depuis 1954 » et qui compte pour un quart des ventes de musique enregistrée en France. L’habitude a été prise d’appeler les producteurs de musique des « maisons de disques », et ce n’est pas un hasard car la vente de disques est bien l’essentiel de leur activité : les chansons sont pressées sur des galettes, aujourd’hui le CD hier le vinyle, et vendues aux consommateurs dans les magasins. Le support a pris le pas sur l’oeuvre elle-même. L’Internet et les systèmes d’échange P2P menacent le support et toute la chaîne commerciale qui l’accompagne, bien plus que les oeuvres. C’est la seule raison pour laquelle les majors du disque s’en prennent à un canal de diffusion qui a déjà séduit 8 millions de personnes en France [9].
La rémunération, voilà le point sensible, et c’est bien ce que pointent Pascal Nègre et Nicolas Seydoux en usant du mot « vol ». Car aujourd’hui, personne ne paie les oeuvres téléchargées sur les systèmes de P2P ; artistes, auteurs, compositeurs, éditeurs ou producteurs ne touchent pas un centime sur ces échanges. Et il serait absurde de défendre une telle situation. Mais s’agit-il pour autant de « vol » ? Non. Il s’agit au pire d’une copie illégale. Voler un CD en magasin cause un dommage direct et tangible à toute la chaîne musicale. Rien de tel avec un morceau téléchargé : tous les coûts - connexion au réseau, CD vierge - sont assurés par les utilisateurs eux-mêmes. Et rien ne dit qu’il s’agit là d’une vente perdue. Dans un certain nombre de cas, les téléchargements conduisent à des achats [10]
, de même il faut admettre que la variété de l’offre sur ces services engendre la découverte de nouveaux artistes [11]
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Mais au-delà des querelles sémantiques, la question se pose : peut-on rémunérer la création sans concéder à l’industrie musicale un droit de veto sur les technologies ? Même en matière musicale, des précédents existent. Que l’on pense aux radios-pirates des années 80. En 1985, une loi a institué la « licence légale » pour la radio. Avant cette date, pour respecter la législation à la lettre, les programmateurs auraient dû demander l’autorisation pour chaque album qu’ils comptaient diffuser. On perçoit l’usage néfaste qu’auraient pu faire les producteurs d’une telle situation, notamment en termes de favoritisme entre les différentes stations de radio. Pour prévenir cela, la loi a prévu que producteurs et artistes-interprètes ne peuvent s’opposer à la diffusion de leurs albums. En contrepartie, ils perçoivent un pourcentage sur le chiffre d’affaires des entreprises concernées. La logique a été étendue aux boîtes de nuit, et plus généralement à tous les lieux publics qui diffusent de la musique. Le droit de propriété tout puissant a été transformé en droit à rémunération de manière à ne pas brider le développement des radios.
Aux États-Unis et en Europe, un nombre croissant de voix réclament une semblable mesure pour le P2P. Les internautes seraient libres d’échanger de la musique, et une taxe serait prélevée, au choix, sur le chiffre d’affaires des firmes proposant le logiciel, ou sur celui des fournisseurs d’accès à l’Internet. En France, l’Adami, la société civile qui gère les droits des artistes-interprètes a apporté son soutien à cette proposition en décembre 2003, à la plus grande fureur du syndicat des producteurs, accrochés à un droit exclusif, pour qui une telle mesure « légitimerait la piraterie ». Légitimer, non. Légaliser, oui, c’est bien l’idée...