Est-ce qu’internet est devenu un outil au service du capitalisme néolibéral ? Et est-ce que c’est une situation irréversible ?
La pandémie a révélé à quel point le numérique était effectivement accaparé par le capitalisme. Naomi Klein indiquait récemment que pour les GAFAM la crise liée au Covid constitue une occasion incroyable non seulement de faire des profits, mais aussi de s’implanter massivement dans tout un ensemble de nouveaux secteurs. On le voit notamment dans l’éducation puisque toutes les réticences et résistances légitimes face à un développement effréné de l’enseignement en ligne, marché juteux pour les GAFAM, ont été étouffées par une « stratégie du choc » qui profite du moment de crise pour déborder ces oppositions. Difficile dans ce cadre d’accélération de développer des alternatives.
Internet possède historiquement un caractère décentralisé et a utilisé des standards pour développer des applications, un peu à la manière du réseau électrique qui permet d’utiliser et développer de nombreux appareils utilisant les mêmes prises et voltages. Il s’est développé comme un espace relativement flexible ou plastique donc ouvert au changement. Sauf que les GAFAM se sont peu à peu placés à des endroits centraux du réseau pour exercer des fonctions essentielles dans ce réseau : la recherche, les interactions, les achats… Ce faisant, ils sont en train de miner le caractère initial de décentralisation d’internet. Donc, si n’est pas irréversible, ça devient quand même de plus en plus difficile, au fur et à mesure que cette montée en puissance se poursuit, d’aller vers un internet véritablement démocratique et approprié par la population. D’autant que les pouvoirs publics réagissent souvent trop tard, parfois de façon improvisée, et en répondant à toutes sortes d’intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux de la population en général, mais ceux d’autres industries que la numérisation menace.
Dans votre livre, vous défendez notamment l’idée que le réseau (re)devienne public : qu’on nationalise ou qu’on municipalise les fibres optiques, les antennes de téléphonie cellulaire, toutes ces infrastructures de télécommunication qui ont été presque entièrement confiées au privé à partir des années 90. Qu’est-ce que ça pourrait changer ?
L’idée de refaire l’infrastructure un bien public, ça voudrait dire d’abord que les revenus nous reviendraient à nous collectivement par l’intermédiaire de l’État. Le réseau serait aussi rationalisé, supprimant des doublons ou triplons dans le réseau (câblage, antennes,…) et évitant un certain nombre de gaspillages. On aurait sans doute aussi une meilleure couverture du territoire, notamment pour des endroits peu ou pas rentables pour les compagnies privées, car éloignés des centres urbains. Symboliquement aussi, prendre conscience que ce qui est dans le sol nous appartient serait une première étape pour mieux sentir qu’internet est aussi à nous et le repenser dans le sens de la communauté et en termes de service public, comme le relevait l’intellectuelle et militante Astra Taylor il y a quelques années. Parce qu’avec les grandes entreprises qui gèrent actuellement le réseau, on est plutôt dans une logique de consommation ou de diffusion de produits culturels et évidemment moins à envisager le net comme un service et un outil pour les communautés.
Cela étant, il y a des pièges dans lesquels il faut éviter de tomber quand on parle de collectiviser l’infrastructure. Si je vois bien les câbles et toutes les infrastructures matérielles possédés par l’État, je pense en revanche qu’il ne devrait pas devenir un fournisseur d’accès unique. Ce rôle devrait plutôt être assuré par des municipalités ou des coopératives, bref, par une multiplicité d’acteurs. Car on utilise aujourd’hui cette infrastructure de communication pour absolument tout — la pandémie l’a bien confirmé : travail, culture, participation politique… Il est donc nécessaire de posséder certains garde-fous pour éviter que la gestion de l’internet devienne trop sensible aux paniques morales ou à l’instrumentalisation politique du gouvernement du moment. Et que cela aboutisse in fine à un internet plus contrôlé, surveillé ou filtré.
Une plus grande implication de l’État sur le net ferait-elle peser un risque de surveillance accrue ?
Il y a des risques de surveillance et il y a le risque de miner la neutralité d’Internet, c’est-à-dire qu’il soit décidé par ceux qui maitrisent les tuyaux que certains contenus soient ralentis, plus difficilement accessibles, voire carrément bloqués. Il faut donc avoir en tête ces deux risques-là et imaginer des dispositifs pour les limiter. Une des forces d’internet, c’est son caractère décentralisé. On ne peut donc pas appliquer un modèle un peu 20e siècle de type « État centralisateur » au risque de perdre cet atout. C’est pourquoi, si on socialisait les infrastructures, il faudrait aussi réfléchir à des organismes de contrôles. Par exemple, se doter d’une sorte de Conseil numérique constitué par des gens issus de divers secteurs du numérique (informaticien·nes, juristes, mais aussi des internautes, des journalistes, des professionnel·les du secteur culturel, etc.). Il pourrait mener des réflexions et assurer une certaine vigie sur cet internet aux câbles collectivisés pour qu’il reste indépendant du monde politique.
Cela étant, dans l’internet actuel, dominé par le privé, nous ne nous sommes pas du tout prémunis contre les risques de surveillance. Qu’on songe seulement aux programmes mis en place par des organismes gouvernementaux comme la NSA (National Security Agency, Etats-Unis). Ils sont en effet déployés sans que les États aient besoin de contrôler internet, par des moyens plus ou moins subtils pour accéder aux données accumulées par les GAFAM. Quant à la neutralité du net, elle est loin d’être garantie dans un système où les fournisseurs d’accès sont souvent des éléments de holdings possédant également des médias ou plateformes qu’ils peuvent décider de privilégier en termes de vitesse. Et ils pourraient pourquoi pas demain décider de limiter ou d’interdire tel ou tel éléments du réseau.
On sait que la part globale du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre dépassera bientôt les 5%, et qu’il consomme en énergie près de 10% de la demande mondiale en électricité. Enormément de déchets électroniques sont également produits. Que peuvent faire les pouvoirs publics pour limiter les nuisances environnementales de l’industrie numérique ?
Il s’agirait de commencer par renforcer la lutte contre l’obsolescence programmée, tous ces procédés qui limitent la durée de vie des produits. C’est un facteur de surproduction de déchets numériques très importants et qui pousse à un renouvèlement à un rythme peu soutenable écologiquement de ses équipements. On constate notamment une course permanente qui voit des ordinateurs plus performants être équipés de logiciels qui demandent toujours plus d’énergie. Un enjeu réside aussi dans le fait d’avoir des produits qui peuvent être plus facilement réparés. Pour cela, il faut avoir facilement accès à des pièces détachées et que les fabricants autorisent les utilisateurs à réparer eux-mêmes leurs machines.
Il faut également se poser la question de l’utilité réelle par rapport à nos besoins d’un nombre toujours plus croissant d’objets connectés. Une mise en réseau qui les rend parfois moins facilement utilisables et réparables. Un grand débat doit être engagé sur ces gadgets et fonctions supplémentaires de nos appareils censés rendre la vie plus pratique, mais qui renforce surtout les GAFAM dans leurs collectes de données. Le problème est très large, car on est pris dans un solutionnisme technologique tel que décrit par Evgeny Morozov, c’est-à-dire la croyance qu’on va résoudre des problèmes sociaux, politiques, psychologiques, etc. avec des applications, des machines, des gadgets. Tout cela donne lieu à un déploiement et une surconsommation de produits technologiques et d’énergie loin de nos besoins réels. Se sortir de ce paradigme va être très compliqué.
On pourrait aussi relocaliser les services internet. Les serveurs énormes qui sont situés à différents bouts de la planète entrainent un coût énergétique très important puisque l’info doit transiter sur de très longues distances, parfois de continent à continent. Si ce dont on a besoin est mieux réparti, rationalisé, en circuit court, on pourrait avoir des serveurs plus proches des personnes qui bénéficient de ces services et éviter une importante déperdition d’énergie. Sans compter que la chaleur dégagée par ces fermes de serveurs pourrait aussi être utilisée par exemple pour le chauffage urbain. Cependant, il ne faut évidemment pas mettre de côté l’aspect international du net qui permet de protéger des lanceurs d’alerte ou des communications politiquement sensibles. Il ne s’agit donc pas non plus de balkaniser internet en en faisant des réseaux locaux, des intranets nationaux.
Est-ce que l’État devrait aussi intervenir concernant les services du web ? Favoriser l’apparition de plateformes coopératives ? Mettre en place des plateformes d’intérêt général ? Nationaliser Facebook et Google ?
Si l’infrastructure peut être centralisée et/ou mis en commun, pour les services, il me semble plus intéressant de conserver l’aspect décentralisé du web et une multiplicité d’acteurs y œuvrant. Mais par contre, il ne faut pas que tous ces acteurs soient des entreprises guidées par le profit ou basées sur l’accumulation de données. On peut donc commencer par interdire les pratiques les plus prédatrices et extractivistes de données, mais laisser foisonner les initiatives diverses de la société civile.
Facebook représente un cadre qui limite fortement nos manières d’interagir entre humains et de partager de l’information et de la culture. Mais si on le nationalisait, les problèmes subsisteraient : on conserverait ce quasi-monopole sur la manière de communiquer et d’interagir sur internet. En revanche, il y a un travail législatif antitrust à mener par les États pour briser ces grands monopoles. Notamment en les forçant davantage à l’interopérabilité, c’est-à-dire que les systèmes puissent se parler entre eux, que les données puissent être utilisables sur différentes plateformes.
Car des médias sociaux commerciaux comme Facebook, fonctionnent dans une logique d’accaparement, de compétition, de recherche de part de marché. Ce sont des « jardin clos » (walled gardens), des espaces qui tentent d’empêcher les gens de sortir et leur proposent des suites de services intégrés. Cela veut dire qu’il est de plus en plus difficile de parler d’un système à un autre. Quand quelqu’un vous dit de le joindre sur Messenger, cela vous oblige à créer un compte sur Facebook. Ces effets de monopole pourraient être contrés par des actions législatives forçant à l’interopérabilité à la manière de l’email qui est une technologie interopérable : on n’a pas besoin d’avoir un compte chez gmail pour envoyer des mails à une adresse @gmail. Les normes de transmissions de cette information-là entre ces serveurs de différents courriels, sans enlever des particularités à chaque application, leur permettent de se parler entre eux. Ça permettrait à des alternatives libres et non-marchandes type Mastodon (équivalent libre de Twitter) ou Diaspora (idem pour Facebook) de se faire une place. Sans cela, ces alternatives n’auront jamais l’espace pour se développer.
Le rôle de l’État ne devrait donc pas tant être de développer des outils publics que de briser les monopoles des plus gros joueurs et permettre à une diversité d’émerger. Y compris en aidant et finançant certaines alternatives. Michel Bauwens évoque à ce niveau-là des partenariats « Public-Commun » qui viendraient supplanter des partenariats public-privé. Dans cette optique, les pouvoirs publics financent des initiatives communautaires et qui respectent un certain nombre de critères (non-lucratif, code ouvert, interopérable…). Ça pourrait enrichir le paysage sans que ce soit nécessairement l’État qui planifie et se mette à concevoir le web. D’autant plus qu’on ne peut pas toujours prévoir quel genre d’idée, quels nouveaux services vont apparaitre à l’avenir.
Ces partenariats « Public-Commun » seraient donc destinés à financer et favoriser des outils non marchands et d’intérêt public ?
Pour donner un exemple, on peut songer à Couchsurfing, où ceux qui ont un peu d’espace chez eux peuvent offrir (gracieusement !) à une personne de passage un endroit où passer la nuit. Comme Air B’N’B, cette plateforme met en relation des gens qui offrent et qui demandent un logement temporaire, mais ces deux sites n’ont évidemment pas la même philosophie de l’hospitalité ni les mêmes finalités. On pourrait donc imaginer que le genre d’initiatives comme Couchsurfing reçoivent une aide publique. De même que des sites de covoiturage, de partage d’outils, d’échange de savoir-faires, etc.
Quelles autres mesures possibles pour réduire la mainmise des GAFAM sur le web et leur pouvoir face aux États, mais aussi pour permettre l’émergence d’alternatives non-marchandes ?
Jusqu’ici, on se borne à demander à Facebook de modérer davantage de contenus ou bien de soutenir un peu le vrai journalisme en le finançant ou en les favorisant dans leurs algorithmes. Ce faisant, on ne fait que consolider son caractère central dans la communication sur internet. Et on reste dans la logique, très néolibérale, de faire appel à la « responsabiltié » de ces acteurs alors qu’il faut en réalité clairement diminuer leur poids et les déloger de leur place.
Il faut donc d’abord mener des batailles judiciaires antimonopoles pour casser ces gigantesques conglomérats d’une ampleur jamais vu (Facebooc Inc. revendique par exemple presque 2 milliards d’utilisateurs quotidien !) et qui se déploient dans des secteurs économiques toujours plus variés comme Google. Il faut en réduire la taille pour en réduire les capacités de nuire. Ensuite, on peut aussi penser à limiter drastiquement ou interdire les publicités ciblées pour ces GAFAM qui sont en fait en grande partie de gigantesques régies publicitaires. Puis, poser des limites à l’accumulation de données. En limitant par exemple la durée légale de leur stockage, ce qui profiterait au passage à l’environnement, car on aurait peut-être besoin de moins de serveurs. D’autre part, avoir plus de transparence sur les algorithmes utilisés par les plateformes, qu’ils puissent être audités ou rendus publics. Enfin, gagner la bataille de l’interopérabilité permettrait de rendre plus facile le fait de quitter une plateforme comme Facebook, car on sait qu’on ne perdra pas contact avec les gens qui y sont. Tout cela nuirait à l’accumulation de profits par ces entreprises et réduirait leur pouvoir politique, car ce sont des lobbyistes importants auprès des gouvernements. Et cela permettrait à des alternatives d’émerger.
Pour couper l’herbe sous le pied ces mégacompagnies Evgeny Morozov propose d’inverser la logique de données captées et monétisées par les GAFAM avec le principe de faire des données que nous produisons un bien public, que les collectivités peuvent éventuellement vendre ou louer au privé. Est-ce une piste intéressante à suivre ?
Que les données deviennent un bien public ou un commun, ce serait un changement de paradigme total ! Ça ouvrirait tout un champ de questions politiques sur les données : Quelles données on veut capter ? Pour quoi faire ? Qu’est-ce qui doit être accessible à qui, à quel moment et pendant combien de temps ? Avec quel degré d’anonymisation ? Car, pour le moment, ce qui est considéré comme une donnée digne d’être collectée ou pas, dépend surtout de choix guidés par le profit.
Or, on pourrait aussi capter des données qu’on ne collecte pas actuellement. Celles-ci ne permettent pas forcément de faire du profit, mais elles nous renseigneraient sur des réalités sociales ou environnementales. Cela alimenterait le débat public et la prise de décisions politiques. On pourrait par exemple avoir un registre dynamique des baux et des loyers pour mesurer les effets de la crise du logement, de la gentrification ou de la spéculation immobilière. C’est peut-être plus utile à la collectivité que la trace que je laisse sur le net et qui indique sur quel site d’achat en ligne je me suis rendu dernièrement.
Est-ce que des lois sociales plus protectrices des travailleur-ses notamment dans le secteur numérique permettraient aussi de limiter l’expansion des GAFAM, l’ubérisation du travail ?
On peut en effet songer à une reconnaissance en termes de droit du travail, de forcer les plateformes qui les emploient en tant qu’autoentrepreneur de les salarier et de bénéficier des droits sociaux qui liés au salariat. C’est fort visible avec quelque chose comme Uber ou Deliveroo, car ces entreprises ne sont pas actives uniquement dans la sphère numérique, mais aussi dans des services plus quotidiens. On peut aussi penser au statut trouble de ce qu’on appelle les « influenceurs » sur Instagram ou YouTube. Ce sont aussi des autoentrepreneurs, mais pas si libres car ils sont souvent rémunérés au nombre de vues par ces plateformes ou par des partenariats douteux et publicitaires (placement produit).
Il faut mettre en lumière les rapports de travail qui sont sous-tendus dans des choix informatiques. Car les applications de ces plateformes peuvent être vues comme un contrat de travail transformé en code informatique. Avoir accès aux algorithmes de ces sites et applis est dès lors indispensable à l’exercice de tout droit du travail. Tout un processus juridique et syndical doit être mené pour remettre en question certaines pratiques et favoriser l’émergence de plateformes coopératives, dans lesquelles les travailleurs peuvent mieux contrôler les conditions d’exercice du travail. À titre d’exemple, je pense à l’évaluation directe qu’on demande systématiquement aux clients (un automatisme qui est souvent producteur de mesquineries dommageables au travailleur qui se voit déclassé). Cela pourrait être interdit et être remplacé par un système de plaintes dont le client ne ferait donc usage que s’il estime avoir été lésé. On a aussi la question du droit à la déconnexion, notamment pour des gens qui sont dans un emploi qui ne dépend pas exclusivement du numérique, mais aussi pour ces travailleurs du numérique.
Dans votre livre, tout un chapitre est consacré à la culture et son financement au temps du numérique. Pourriez-vous revenir sur l’idée de scinder la rémunération des artistes de la distribution des œuvres que vous proposez pour dépasser la question du partage illégal de contenus culturels ?
Le numérique a tellement facilité la distribution, la copie ou le partage des œuvres que le droit d’auteur actuel, pensé à une époque où la diffusion demandait des grandes infrastructures et une industrie de masse, n’est plus adapté. Jusqu’ici, la réponse publique a consisté à recréer une rareté, une difficulté d’accès, des verrous numériques aux œuvres pour forcer les gens à payer. Ce qui limite la circulation de la culture, pourtant l’un des intérêts majeurs de sa numérisation. Il faut dès lors imaginer un autre moyen de financer la culture permettant à la fois rémunération des créateurs et accès de tous à la culture.
Je ne crois pas que les gens fassent de bien grosses économies en trouvant des œuvres gratuites sur le net. Car pour avoir accès à internet et les contenus culturels qui y transitent, il faut s’équiper avec des appareils et payer sa connexion. La culture sur internet profite avant tout aux fournisseurs d’accès internet, aux équipementiers d’ordinateurs ou de smartphones, aux GAFAM qui nous aident à accéder à ces contenus et monétisent nos données, etc. Il s’agit donc avant tout de capter une partie de ces milliards de bénéfices-là. Par exemple, par l’impôt, en luttant contre les paradis fiscaux et en taxant les activités menées par ces entreprises du numérique sur le territoire et non dans le pays où se trouve le siège social de l’entreprise. Cet argent-là peut ensuite revenir aux secteurs culturels et de l’information. La question devient alors, comment s’y prendre pour le répartir équitablement ? Il faudrait tout un débat pour savoir comment mesurer la popularité ou le succès de certaines œuvres pour en rémunérer les auteurs (statistiques de visionnement, likes, nombre de téléchargements, etc.), mais aussi de voir comment mobiliser d’autres critères pour que tout l’argent n’aille pas aux gens qui ont le plus de succès non plus. Même le téléchargement en pair-à-pair dit « pirate » pourrait rentrer dans une comptabilité pour mesure l’audience et la circulation d’une œuvre en vue d’en rémunérer les auteurs.
Il faut se défaire de l’idée que la culture est un produit. On écoute gratuitement les morceaux qui passent à la radio, mais les artistes reçoivent quand même quelque chose. De même pour les livres qu’on emprunte à la bibliothèque. C’est donc possible d’imaginer des systèmes de rémunération non basés sur une transaction marchande directe entre un consommateur et un artiste. Pour moi, ça pourrait constituer une direction pour une politique publique de gauche d’initier cette sortie d’un rapport marchand à la culture.
Est-ce qu’on pourrait même imaginer un modèle de plateforme publique ou parapublique, sur le modèle d’une gigantesque bibliothèque ou médiathèque auxquelles tous les citoyen·es pourraient s’abonner et qui leur permettent un accès illimité à une grande quantité de films, séries, de musique, de livres numériques, etc. ?
Ça vaudrait la peine de développer ça au niveau étatique, quitte à ce que ça ne présente pas les plus récentes parutions. On pourrait conserver un certain délai de 5, 10 ou 20 ans entre le moment où les œuvres sortent et le moment où elles sont disponibles à tous en ligne sur ce type de plateforme. Au-delà de cette idée d’une plateforme publique qui centralise une grande base de données de contenus culturels, on pourrait aussi songer à une logique de pair-à-pair, c’est-à-dire qui voit les œuvres disséminées sur les disques durs des gens qui les mettent en partage sur le réseau. N’oublions pas que le partage gratuit des œuvres, ce que les industries culturelles nomme le piratage, a permis conservation et diffusion de nombreux contenus culturels rares, marginalisés ou oubliés en parallèle de la production culturelle actuelle. Les citoyen·nes prendraient ainsi part à ce travail de conservation d’un patrimoine, de défense de la diversité, d’une mise en commun de la culture dont le financement serait en partie public. Ce ne seraient donc pas forcément les productions culturelles les plus instituées, rentables, vendeuses, etc. qui seraient proposées.
La difficulté, c’est celle de penser des politiques publiques, dont le cadre est souvent national, alors qu’on est face à des acteurs et pratiques complètement mondialisés. Comment ces mesures peuvent avoir un impact si elles ne sont décidées que par un petit nombre d’États ?
Beaucoup de choses peuvent être faites par les États même si ce n’est pas appliqué partout. L’exemple du RGPD (Règlement sur la protection des données) décidé par l’Union européenne a montré un impact qui dépasse largement la zone sur laquelle cette législation est en vigueur. Ainsi, beaucoup d’entreprises du numérique ont décidé, pour éviter de fonctionner différemment suivant les régions du monde (pour des raisons de coûts et de rationalisation) de généraliser ce fonctionnement un peu plus respectueux des données à l’échelle du monde. Il est donc possible d’instaurer un rapport de force localement qui a un impact au niveau global.
Certes, prendre à bras le corps une question comme celle des paradis fiscaux (qui ne concerne évidemment pas seulement les entreprises du numérique) nécessite une concertation la plus vaste possible. Mais affirmer, comme l’ont longtemps fait par exemple les Libéraux au Canada, qu’on ne pourrait pas taxer Netflix, car ils sont déterritorialisés, relève de l’idéologie. C’est pratique d’envisager l’internet comme un phénomène naturel, un nuage vaporeux sur lequel on n’aurait pas prise pour masquer un choix politique, puisqu’une entreprise qui a pignon sur rue possède en réalité toujours un nom et une adresse.
Article paru en juin 2021 sur le site d’Agir par la culture.