Il n’a pas compris pourquoi chanter l’Internationale lui a valu les menottes. C’est exactement au moment où Olivier Besancenot entamait « Producteurs, sauvons-nous nous mêeeeem-euh »... que des policiers casqués ont envahi la salle de la Mutualité, lâché des grenades lacrymogènes et plaqué le porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire sur son pupitre, mains dans le dos. Le leader de la LCR et les 350 militants qui chantaient à pleine gorge ont tous été placés en garde en vue, puis mis en examen pour contrefaçon : l’Internationale ne tombera dans le domaine public qu’en 2014 et, dans l’intervalle, il est interdit de la chanter sans demander l’autorisation. Ils risquent jusqu’à cinq ans de prison et 500 000 euros d’amende pour « délit en bande organisée ».
Gratuité zéro
La mésaventure de la LCR marque la nouvelle politique internationale de « gratuité zéro », réponse législative aux difficultés des industries culturelles confrontées au développement fulgurant des échanges gratuits d’oeuvres via les systèmes peer-to-peer depuis 2000. « C’est notre guerre contre le terrorisme à nous », avait déclaré le patron des producteurs hollywoodiens Jack Valenti [1]. En 2007, les producteurs de cinéma et de musique ont obtenu la signature du traité de Villedieu-les-Poêles, ratifié par 185 pays à ce jour et dont la transposition dans les législations nationales est en cours. Aux Etats-Unis, le « No Singing in the Shower Act » a été voté en avril. En France, c’est le ministre de la Propriété intellectuelle, Pascal Nègre, l’ex-patron d’Universal Music France, qui a défendu, devant le Parlement, le paquet « Beaumarchais » l’année dernière. Objectif : renforcer la traque aux pirates, ne plus laisser passer une seule infraction à la propriété intellectuelle. Et surtout, mettre un terme aux tolérances qui existaient dans la loi jusqu’ici, avec la suppression de toutes les exceptions au droit d’auteur, dont le droit de citation, la copie privée ou la représentation dans le cercle de famille. La justification théorique émane du best-seller Fuck them, they’re pirates ! [2], qui démontrait que, si les gens copiaient de la musique ou des films sans complexe via l’Internet, c’était le résultat même du laxisme de la loi qui autorisait un accès gratuit aux oeuvres de façon trop large. Selon son auteur, John H. Exclusive, les enfants sont éduqués à la gratuité dès l’école en prenant l’habitude de recopier des citations d’auteurs, en se prêtant des disques, en regardant des vidéos entre copains ou en allant à la bibliothèque. Autre exemple : à force d’entendre de la musique en allant dîner chez leurs amis, le public aurait perdu progressivement la notion de valeur des oeuvres. « Le mythe de la gratuité détruit la valeur de la création. Lorsque tout est gratuit, on ne perçoit plus la valeur de la création, que l’on prend et que l’on jette », avait déclaré l’ex-ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabre, avant d’échanger son poste avec Pascal Nègre.
« Copier, ça déchausse les dents ».
Pour préparer le public à une telle loi, une campagne de prévention a été lancée, avec les affiches « Siffloter n’est pas jouer », « Chanter sous la douche, c’est Mozart qu’on assassine » ou « Une cassette vidéo, c’est forcément solo ». L’Education nationale a distribué 15 millions d’exemplaires de son fascicule « Copier, c’est pas cool, c’est ringue et ça déchausse les dents » dans les écoles et les lycées. Après plusieurs mois de pédagogie, le gouvernement a donc décidé de passer à l’action, comme en témoigne, entre autres, l’intervention des forces de l’ordre lors du meeting de la LCR. Il faut désormais une autorisation du ministre de la Propriété intellectuelle pour accéder à une bibliothèque ou une médiathèque. Gibert Jeunes, à Paris, a été fermé la semaine dernière car le commerce d’ouvrages d’occasion est proscrit. La vente d’enceintes pour chaînes hi-fi a été prohibée, car elles permettent d’écouter de la musique à plusieurs sans payer. Seuls les casques, dotés d’une puce capable d’enregistrer les droits, sont autorisés. Et une ligne de dénonciation anonyme a été ouverte, le [3], pour dénoncer quiconque cherche à prêter un livre, chante dans sa salle de bain ou photocopie un extrait de journal. Trois cafés lillois ont été frappés d’une fermeture administrative, lundi, pour avoir laissé traîner des journaux sur leur comptoir, à disposition des clients. Sur l’Internet, la loi informatique et libertés, déjà amendée en 2004 pour permettre aux ayants droit de surveiller les internautes, a été abrogée : toute personne prise en flagrant délit de téléchargement gratuit d’oeuvres via l’Internet peut voir son disque dur ciblé par des virus informatiques et son abonnement à EDF coupé. Régression. Lors des questions au gouvernement, hier, le député néo-postsocialiste Christian Paul a interpellé la secrétaire d’Etat à la Culture auprès du ministre de la Propriété intellectuelle, l’UDF Jannely Fourtou. « Je tiens [votre politique] pour une croisade moyenâgeuse, infantile et stérile. Il y a comme un parfum de régression, voire d’Inquisition, à tenter d’éradiquer comme une hérésie des pratiques culturelles de masse probablement irréversibles. » D’autres modes de financement de la création sont possibles, a-t-il argué, en rappelant l’exemple de la licence légale radio (abolie l’année dernière), où les programmateurs pouvaient diffuser tous les disques possibles en échange d’un prélèvement sur leur chiffre d’affaires. Etablir une redevance minime sur la consommation d’eau permettrait ainsi de légaliser le chant sous la douche. Tout comme une taxe sur les chaussures ouvrirait la voie à la légalisation de la pratique consistant à siffloter dans la rue. Ce mode de calcul est légitime économiquement, a insisté Paul : les pourvoyeurs d’eau gagnent plus d’argent car le chanteur sous la douche y demeure plus longtemps, tout comme les fabricants de chaussures bénéficient de l’usure accélérée des godasses de tous ceux qui folâtrent dans la rue en chantonnant. Dans un communiqué envoyé hier soir, la LCR a repris cette idée pour légaliser l’Internationale dans les meetings, en proposant d’établir une taxe sur les fabricants de drapeaux rouges.
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